Décider en situation incertaine : quelques points de départ
Quel est le point commun entre la gestion de crise et l’entrepreneuriat ?
Dans les deux cas, toutes proportions gardées, on navigue à vue dans l’incertitude, le fameux brouillard de la guerre de Clausewitz. Or c’est dans ces moments-là qu’il faut décider le plus, et si possible, le mieux.
Or, décider est un art difficile… S’il suffisait de déduire quoi faire à partir des données à l’instant t, ce serait à la fois facile et déprimant : une machine pourrait s’en charger… Mais tous les outils du monde – ordinateurs, logiciels, théories, stratégies, plans, procédures, fiches réflexe, … – pour cruciaux qu’ils soient, se basent sur des présupposés très limités qui ne prennent pas en compte la complexité d’une situation à un moment donné. C’est donc à vous de décider, sans avoir toutes les cartes en mains.
Les militaires ont coutume de dire qu’une décision vaut mieux qu’aucune. Une décision vaut en effet déjà par elle-même : par la confiance qu’elle inspire et par les prespectives qu’elle fait entrevoir, elle donne l’énergie d’accomplir l’objectif [*]. Dans une situation chaotique, décider quelque chose est même parfois la seule méthode pour avancer.
Mais comment apprendre à bien décider ? Difficile à dire : a posteriori, on ne peut évaluer une décision qu’avec les éléments dont disposait le décideur. À ce moment-là, plusieurs choix équivalents étaient souvent possibles, même s’ils ont mené à des conséquences différentes. C’est si facile de dire après coup : « il aurait fallu »…
Pour s’exercer à la complexité de la décision, pratiquer, échouer et en tirer des leçons est sans doute une bonne idée, et on peut même concevoir des exercices dans ce but. Churchill, qui s’y connaissait en erreurs décisionnelles, disait d’ailleurs que “Le succès est la capacité d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme”.
Pour nous aider, nous pouvons également dégager quelques facteurs pour orienter nos décisions de crise dans une bonne direction [**], que nous soyons un décideur isolé ou à la tête d’un groupe de pilotage.
- Dans ses trois ouvrages, le sociologue Christian Morel nous met ainsi en garde contre les décisions absurdes, et nous enseigne comment les éviter :
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Certaines décisions funestes sont parfois provoquées par l’effet Janis ou group think, par lequel les individus essayent de se conformer au groupe. Pour le contrer, il existe des techniques d’intelligence collective, parfois spécifiques à un domaine donné, telles que le planning poker.
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Ce group think est un exemple de biais cognitif parmi d’autres, susceptibles de plomber vos décisions, individuelles ou collectives.
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par exemple : le biais de confirmation décrit notre tendance à rechercher les éléments qui confirment ce que nous pensons ;
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avec le biais des coûts irrécupérables, nous avons tendance à nous enfoncer dans l’erreur d’autant plus que nous y avons déjà investi beaucoup de temps et/ou d’argent.
Trois vidéos pour en savoir plus : en 2 minutes, 15 minutes, ou en 1 heure.
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Dès lors, comment se prémunir de telles erreurs ? Pas de recette miracle : il nous faut prendre conscience de nos biais, en particulier ceux qui se manifestent en situation de crise, et réapprendre à penser : d’après Daniel Kahneman, prix Nobel auteur de Thinking, Fast and Slow (vidéo, résumé 1, résumé 2), pour une décision complexe, votre intuition (Système 1) vous trompera tant que vous n’avez pas une expérience poussée de la problématique (comme l’aurait un pompier ou un médecin expérimenté dans son domaine d’expertise), auquel cas il vaut mieux utiliser votre Système 2 (plus lent, mais aboutissant à de meilleurs résultats).
Par exemple, pour éviter le piège du biais de confirmation, on a avantage à instruire à charge et à décharge (p. ex. en constituant deux sous-groupes) et à écouter les voix discordantes, ce qui est plus facile lorsque les équipes présentent une certaine diversité. En tant que chef, vous gardez bien entendu la responsabilité d’indiquer l’intention et de trancher, mais ce sera d’autant plus pertinent que vous aurez considéré différentes options.
C’est là qu’interviennent les méthodes de raisonnement, qui permettent d’étudier une situation de manière rigoureuse et détachée. On y trouve par exemple la méthode de raisonnement tactique et la matrice militaire « facteurs d’appréciation x élements de manoeuvre » [***] visant à prendre en compte un maximum de facteurs dans la décision.
Ces méthodes s’intègrent idéalement dans un processus de décision et d’exécution structuré, tel que le modèle OODA militaire (Observe-Orient-Decide-Act) ou encore la boucle IBOBO (Informatieverzameling - Beeldvorming - Oordeelvorming - Bevelgeving - Opvolging) pour la gestion de crise civile.
A ces méthodes s’ajoutent des attitudes, qu’Olivier Sibony résume par la notion de système de prise de décisions, formel et systématique, au sein duquel la “contradiction [est] recherchée, les désaccords exprimés, les incertitudes discutées et les critères explicités”.
La rigueur ne doit cependant pas occulter la prise en compte de nos émotions, ne fût-ce qu’en tant qu’information à intégrer dans l’analyse. À défaut, on risque une décision parfaitement rationnelle, mais complètement inhumaine.
Enfin, au-delà de toute technique, comme le souligne le guide “Decision making during a crisis: a practical guide” (2018) [****], il semble primordial d’instaurer un climat de sécurité, dans lequel l’erreur est permise, et qui accepte qu’une décision n’est qu’une hypothèse en sursis. Dans son livre : Décider dans l’incertitude, le Général Vincent Desportes nous rappelle d’ailleurs l’importance de la confiance comme facteur favorisant la prise de décision.
Cela se prépare bien en amont des situations critiques. Chacun a d’ailleurs avantage à se rappeler que l’erreur est une condition du succès, pour autant qu’on en apprenne quelque chose.
Plus de détails sur certains aspects dans de prochains billets !
Et vous, quelles sont vos expériences en matière de décision dans des situations critiques ? Discutons-en ici, ou autour d’un café !
[*] ⚠️ cela ne signifie cependant pas foncer à tort et à travers : lorsqu’on a le temps, ça vaut la peine d’élaborer une stratégie en bonne et due forme.
[**] pour les décisions personnelles, on pourra par exemple se référer à un ouvrage comme Décider !, même si la séparation des deux domaines est floue.
[***] (mission, ennemi, milieu et moyens) x (attitude, objectif, rythme, délais, axe, dispositif)
[****] les 6 points-clé qui y sont identifiés sont : “confirm authority & direction”, “establish psychological safety”, “use explicit and tacit knowledge”, “manage expectations”, “manage bias”, “record decisions”
Merci aux relecteurs anonymes qui m’ont aidé à améliorer la qualité de ce billet !
Pour prolonger la réflexion, je vous invite à (re)lire les 2 billets suivants : « Idées reçues en gestion de crise » et « Dix pépites pour la gestion de crise ».